L’Obs
20 octobre 2018
"Dubaï Papers" : de la Suisse à l'île Maurice, les enquêtes s'accélèrent
AUTEUR: CarolineMichel-Aguirre
LONGUEUR: 1125 mots
ENCART: Plusieurs investigations visent le réseau international d'évasion fiscale et de blanchiment de capitaux dont "l'Obs" a révélé l'existence.
Depuis la révélation des Dubaï Papers dans "l'Obs", les enquêtes se sont accélérées en Suisse, à Dubaï et jusqu'à l'île Maurice. Ces investigations permettent de mieux comprendre l'ampleur des activités du groupe Helin, vaste réseau d'évasion fiscale et de blanchiment de capitaux opéré depuis Ras al-Khaïmah, l'un des Emirats arabes unis. Une source judiciaire belge, qui a enquêté de nombreuses années sur cette organisation, nous l'avait décrit comme "une vraie mafia financière internationale".
Face à ces enquêtes, les principaux dirigeants d'Helin, qui pour l'instant nient tout en bloc par l'intermédiaire de leurs avocats, tenteraient par tous les moyens d'échapper à la justice. Des comptes auraient été fermés au Liban, à Chypre, à Hong-Kong, au Luxembourg et à l'île Maurice outransférés sur d'autres places financières. Des tentatives de conciliation avec des clients lésés (une petite partie de la clientèle opérait une optimisation fiscale légale) auraient échoué. Selon nos informations, de nouvelles plaintes pourraient bientôt être déposées en France, en Belgique et en Suisse.
Neuchâtel sous le choc
A Neuchâtel, nos révélations ont créé un choc. La fondatrice de W Trust et principale actionnaire du groupe Helin, Géraldine Whittaker, avait élu domicile dans l'une des plus belles maisons de ce canton suisse au début des années 2000. Elle y avait implanté sa fondation caritative, Elysium. La radio RTS a révélé, vendredi 19 octobre, comment cette mystérieuse philanthrope, qui fuyait la foule et les appareils photo, distribuait généreusement les subsides, toujours par chèque, parfois jusqu'à un million de francs suisses, pour attirer de prestigieux spectacles dans le théâtre de la ville. Toujours selon RTS, des dizaines de millions de francs suisses ont aussi été distribués jusqu'en 2010 au Comité international de la Croix-Rouge, qui n'a visiblement jamais trouvé de raison de s'inquiéter de l'origine des fonds.
"Dubaï Papers" : le prince et la philanthrope, duo au coeur du réseau de fraude fiscale
En même temps que Géraldine Whittaker, son bras droit, le prince belge Henri de Croÿ, s'était aussi installé à Neuchâtel et avait établi, avec son frère Emmanuel de Croÿ, une autre filiale de W Trust, la société Jawer (devenue CWI). Des photos montrent la modeste bicoque en bois danslaquelle étaient gérées des fortunes se chiffrant en dizaines de millions d'euros. "Je tombe de haut", a confié l'ancien ministre de l'Economie du gouvernement du canton à nos confrères de la radio RTS. A l'époque, l'arrivée de Whittaker, de Croÿ et des activités de Jawer avait été saluée par les responsables locaux comme une victoire pour le développement économique de la région, comme l'a raconté la radio locale RTN.
Enquête ouverte à Genève
Aujourd'hui, Géraldine Whittaker a quitté Neuchâtel pour l'île anglo-normande d'Alderney. Henri de Croÿ, dont la femme y possède toujours une demeure, n'est plus réapparu en ville depuis de longs mois. Et plus aucun responsable politique local ne veut entendre parler d'eux depuis laperquisition qui a visé les locaux de Jawer/CWI en juin. Comme nous l'avions révélé, une enquête pour "gestion déloyale et abus de confiance" a été ouverte à Genève et a conduit à une mise en examen d'Henri de Croÿ. Des héritières françaises, qui avaient placé leur fortune chez Helin,quelques 88 millions de francs suisses selon le journal "le Temps", ont porté plainte après que leur argent s'est évaporé.
Une source proche des plaignantes a détaillé le mode de fonctionnement d'Helin à notre confrère du "Temps".
"Les dirigeants [d'Helin, NDLR] proposaient des solutions peu compatibles avec la morale fiscale désormais universelle, en faisant faire à l'argent plusieurs fois le tour du monde et en le mélangeant avec celui d'autres clients. L'idée, c'était que des solutions pouvaient être trouvées pour échapper au fisc, puis faire réapparaître cet argent à la fin."
Cette plainte en Suisse a été la conséquence de l'arrestation, en février dernier, du financier helvético-russe Aleksei Korotaev.
Dubaï renforce sa réglementation
En litige depuis des mois avec les responsables du groupe Helin, Korotaev a été condamné en début de semaine par la Cour suprême de Dubaï à rembourser à ces derniers 18 millions d'euros dont la trace a disparu. Selon nos informations, toute cette agitation judiciaire et médiatique autour de la place financière de Dubaï a fortement déplu aux autorités locales. Le 18 septembre, le président de PPLAAF France (plateforme de protection des lanceurs d'alertes en Afrique), l'avocat WilliamBourdon, et la présidente de l'association anti-corruption Sherpa, Franceline Lepany, ont écrit au procureur de Dubaï pour réclamer l'ouverture d'une enquête judiciaire.
"Avec les Dubaï Papers, et d'autres révélations récentes, nous savons désormais que des ressortissants français et étrangers ont utilisé des comptes bancaires à Dubaï pour effectuer [...] de l'évasion fiscale, parfois même du blanchiment d'argent."
Ceci, ont ajouté les deux ONG, est en contradiction avec les engagements pris par les Emirats arabes unis, au niveau international.
Conséquence ou coïncidence ? Le 3 octobre, le gouvernement de Dubaï a annoncé un renforcement de ses règles visant à lutter contre le blanchiment d'argent ainsi que contre le financement du terrorisme. Cette nouvelle réglementation entrera en vigueur à la fin du mois.
Dans le viseur de la justice mauricienne
Dernier rebondissement : selon nos informations, c'est au tour désormais de l'Icac, l'agence anti-corruption de l'île Maurice de s'intéresser aux activités du groupe Helin. Plusieurs établissements bancaires de l'île sont en effet soupçonnés d'avoir servi de plaque tournante pour l'évasion fiscale et le blanchiment de capitaux proposée par Helin à ses clients.
Comme à Dubaï, au Luxembourg, à Chypre, à Hong-Kong ou en Suisse, Helin avait à l'île Maurice un homme de main chargé de la gestion de ses opérations financières et d'apporter de nouveaux clients. Cet homme, un Français, est aujourd'hui dans le viseur de la justice mauricienne. Selon "l'Express" de l'île Maurice, les autorités mauriciennes s'intéressent par ailleurs à l'existence d'un trust ouvert par Géraldine Whittaker à la State Bank of Mauritius, la deuxième banque de l'île, impliquée récemment dans plusieurs scandales.
"Le bénéficiaire direct de ce trust, PS&S, est une compagnie dubaïote du nom de Boganyi, qui opère des comptes omnibus menant tous à Géraldine Whittaker", assure "l'Express" mauricien.
Les autorités de l'île Maurice, réputée pour être l'un des paradis fiscaux les plus opaques du monde, se sont lancées depuis le début de l'année dans une opération transparence destinée à restaurer son image sur la place financière internationale.
Caroline Michel-Aguirre
zo 21 oktober 2018 om 15:42 - 21 oktober 2018 om 15:42 # 66863